qu'implique le traduire par nous


La traduction n'a jamais été aisée, je l'ai pratiquée souvent au cours de mes années universitaires, avec de plus ou moins bons résultats selon la langue d'apprentissage et selon le pouvoir d'imagination que la langue étrangère imposait à mon esprit le fourvoyant magistralement. Les meilleurs cours de thème et de version m'apprenaient que la traduction inventait un nouveau texte adapté parfaitement du texte original et renouvelait à la fois le contenu, et que cela relevait de l'exercice difficile d'interpréter l'intention de discours, plus que d'en retranscrire avec exactitude vocabulaire, syntaxe et style.

Je me représentais une langue comme un système de vision du monde, toujours différent du mien, et je m'imposais la règle suivante qui était de penser que chaque langue était étrangère à elle-même au moment même où un individu natif ou étranger la parlait. Deux individus qui se parlaient dans la même langue parlaient deux langues différentes, bien qu'en apparence la langue était bien commune selon l'observation linguistique la plus rigoureuse.

La traduction était permanente, l'interprétation des intentions incessante, et d'autant plus ardues l'une et l'autre quand il s'agissait d'une langue commune. Traduire un texte de langue étrangère nécessitait un effort consenti et conscient, il s'agissait d'un sport intellectuel - échanger des propos dans sa langue maternelle avec une personne de la même langue n'en nécessitait pas moins, mais seulement l'effort était devenu de l'apprentissage un automatisme, comme les automatismes de langage, et nous nous efforçons sans nous en apercevoir le plus souvent.

Tout s'est confirmé quand le maître de conférence, celui qui avait révélé la stylistique contemporaine à la Sorbonne, avait rappelé comme l'auraient fait d'autres linguistiques à sa place dans le même hémicycle, que tout échange de propos contenait de la violence, que se taire et écouter son interlocuteur exigeait une maîtrise de soi, exigeait littéralement de se contenir, et la même tension violente était à l'oeuvre lorsque prenant la parole le locuteur tentait d'imposer son avis et ses arguments. Le mot "violence" frappa mon esprit et c'est souvent que j'y pensais lorsque j'assistais à un dialogue ou que j'y participais.

Je me demande sans bien me souvenir pourtant si ce n'est pas un écrit de Dolto qui m'a suggéré ou même révélé qu'un homme et une femme ne parlaient pas le même discours. Je sautais le pas allégrement et me déclarais que l'homme et la femme ne parlaient pas la même langue, au sens le plus pratique possible.

On définissait toujours une langue en la décomposant jusqu'à sa plus petite particule, significative ou abstraite selon qu'on déterminait un morphème ou un lexème, puis on recomposait le mot, les mots, une proposition, une phrase dont il fallait déterminer son début et sa fin, et l'on finit de la syntaxe à la grammaire pour enfin penser à ce que porte de sens la langue, ce qu'elle colporte d'intentions, ce qu'elle privilégie de l'individu ou du groupe, du rapport à l'autre et aux autres, de l'être au monde, du devenir au monde, du monde tel qu'il a été.

Étudier en littérature comme je le faisais en parallèle de la linguistique, décortiquer une oeuvre, un texte, tout cela comprenait une méthode d'analyse qui intégrait l'étude grammaticale de chaque phrase, de la sémantique à la stylistique, à laquelle je m'adonnais toujours avec un plaisir immense et la sensation physique du soulagement d'utiliser une méthode miracle pour pénétrer les textes les plus obscurs.

Cependant je me rendais bien compte que l'étude littéraire prenait le chemin inverse de penser que la linguistique, que d'un sens général, d'une vision du monde ou d'un monde, nous pénétrions au plus petit, au plus caché, au plus secret du texte, de chaque phrase, de chaque mot, de chaque particule jusqu'à la virgule ou le point minuscule, nous retournions le texte et finissions par approfondir les sens que les premières lectures avaient posés comme des jalons de compréhension intuitif, par les affiner et les dégrosser, ou bien par les contredire, et c'était souvent le cas.

Mes traductions ont été pétries de ces deux méthodes de travail, telles que je les opposais moi, telles que je les avais déterminées avec mes façons dichotomiques et hétéroclites, et c'est le monde entier, comme contaminée par une déformation de travail intellectuel personnelle, que j'interprétais selon l'une ou l'autre méthode, ou les deux à la fois sans savoir choisir vraiment, donnant sens à chaque mot prononcé, prenant parti pour chaque respiration, chaque silence, les sondant, les réfléchissant, les analysant infiniment.

Ce n'était pas seulement le monde entier que j'analysais ainsi, c'étaient surtout les hommes, et avant tout les hommes. Les hommes parlaient une langue étrangère mais familière, tout dénotait l'étrangeté, les gestes, les actes, les intentions, les mots qui parfois semblaient s'accorder aux miens féminins, et parfois s'en écartaient brutalement. Les trois années pendant lesquelles j'ai étudié la littérature et la linguistique ont été les trois années les plus activement sexuelles.

Je lisais autant que je baisais, en quelque sorte je faisais de la littérature comparée, de la traduction de comparée. J'avais soif de compréhension, soif de savoir ce qui se tramait de l'autre côté de la ligne. La traduction devait débuter dans la pluralité des textes, dans la multiplicité des expériences, puis se terminerait par un mémoire sur un auteur en particulier, un sujet précis et obsédant, le travail d'une oeuvre unique qui révélerait grâce au choix d'une passion singulière pour un auteur ou un sujet, un cheminement cohérent, une pensée originale, un parcours de labeur en attente de récompense.

C'est ainsi que je rencontrais l'homme qui ne tarda pas à devenir mon homme, et que j'arrêtais aussi brutalement mes études, un peu avant la rencontre de ma traduction la plus ardue, celle qui m'a menée à dépasser tous les automatismes de traduction que j'avais acquis en structure profonde de ma pensée, celle qui m'a poussée hors de ce que je croyais les limites de mon penser, celle qui m'a mise en danger, qui se révéla une gageure véritable et renouvelable à l'infini.

Je veux la retranscrire. La traduction de il et de lui, la traduction de nous. Car c'est ce nous qui est apparu comme un bébé dans le dos, la révélation que le plan initial ne prévoyait pas. Et dans le nous, il y avait je et il y avait moi. La subjectivité de la traductrice, je ne pouvais pas la nier, elle était évidente, elle était inéluctable.

Non seulement je m'efforçais de traduire, mais j'étais une femme qui s'efforçait de traduire, une femme en projection, une femme en devenir. J'intervenais dans le texte dans la splendeur de l'être individuel, interactif, je modifiais le cours initial, j'inventais au fur et à mesure une partie du texte au fur et à mesure que je le traduisais. La traduction devenait du sable mouvant, l'exercice le plus moralement périlleux qui m'était donné d'entreprendre, et cela aussi pour d'autres raisons que j'exposerai bientôt ici.

Le nous se créait, le nous devenait. Lui et moi s'inscrivaient dans l'histoire. J'étais sujet, objet et traducteur - dans ma langue française de femme.

Voilà une des difficultés du sujet de ce blog.

Advienne que pourra -

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Exposé magistral! Je me demande si le maître de conférences dont vous parlez n'a pas la folle lubie de parler de toutes choses, y compris de son auditoire, au féminin uniquement...
Je connais aussi cette délicieuse sensation de pénétration au cœur d'un texte d'où je sors avec souvent plus d'éléments que prévu, pour construire ce qui s'apparente à une cathédrale révolutionnaire, aussi surprenante que la révélation d'un nous qui s'est tissé sans prévenir entre deux moi, et tout aussi édifiante...

Bonne route à ce nouveau blog prometteur!

Anonyme a dit…

Sourire...celui-là même...et qui un jour où des étudiants inquiets se plaignaient que les professeurs de TD (toutes des femmes) notaient les copies "trop sec" s'était exclamé : "trop sec! ah mais moi qui les croyaient mouillées...".

La cathédrale est une belle image, juste car elle est profonde comme un con, et érigée comme une bite. Le symbole de l'amour quand des corps l'un dans l'autre on se sait plus où est la femme où l'homme, ni qui s'érige, qui s'enfonce. En révolution sur eux-mêmes.

Anonyme a dit…

jamais pensé qu'hommes et femmes parlaient deux langues différentes... qu'ils prennent langue avec bonheur, en revanche...
julip

Anonyme a dit…

Ca me rappelle ce cours de linguistique, il y a tout ça déjà... un schéma de compréhension, fait de cercles qui se décalent pour illustrer les difficultés de compréhension entre l'émetteur et le récepteur, pour finalement 2 cercle qui se touchent à peine...
Ce que l'émétteur veut dire, ce qu'il pense dire, ce qu'il dit réellement, le contexte dans lequel il le dit, le contexte dans lequel est le récepteur, ce qu'il entend, ce qu'il comprend, ce qu'il interprète et finalement ce qu'il retient... tout un monde de différences...
Quel plaisir de vous retrouver et de vous relire ;op

... a dit…

Merci de l'enthousiasme ! Décidémentça fait plaisir de se retrouver un peu entre littéraires, ça me manque depuis la fin de la fac ! Oui les linguistes adorent les schémas...peut-être des mathématiciens qui ont vu leur élan stoppé par les sciences humaines, peut-être...