bavards, les anges qui passent

C'est à croire que ce sont ces anges-là qui hantent mes mains et leurs doigts et qui m'astreignent à écrire sur nos silences. Ils veulent se faire entendre, qu'on les remarque, qu'on étale leur existence au grand jour. Les bavards sont de grands angoissés, et mes silences les cachent bien, faut l'avouer.

Je suis leur bonne poire, aux anges qui passent. Pourquoi ne pas laisser les silences au silence, et laisser les anges passer tranquilles...

Je n'ai jamais cru que le silence se définissait par une absence de mots. Le silence n'est pas un manque, ni une perte, ni un défaut. Je n'y vois pas de vide, de trou, de néant.

Le silence a toujours été habité, il a un poids, une senteur, une mobilité, une présence et des présences dans sa présence.

Le silence - comme une pression, une force qui se meut autour des corps, une matière mouvante et conductrice de flux, de vagues, de mots à la demeure intérieure, extensible, rétractable.

Le silence - quand la voix se tait au dehors de la bouche.

Le silence - des voix internes et des flots de mots qui s'aspirent dans les tourbillons.

Le silence - un interlocuteur, présent ou ailleurs - vous.

Face à face, dos à dos. L'interlocuteur absent, parti, inventé, celui qu'on espère, celle qu'on attend.

(C'est pourquoi les solitudes sont trop bruyantes ?)

Le silence est peut-être une zone, et il y existe peut-être la chambre, et des passeurs, dont les règles de pénétration se métamorphosent au fur et à mesure qu'on s'en approche. La chambre des désirs et des angoisses.

Le silence se crée à lui-même, se cogne au silence de l'autre - au vôtre, l'interpénètre, s'en imprègne, le rejète, le reprend, le brutalise, le caresse, le désire, l'interroge, inquisiteur, l'observe, flatteur, inquiétant, grave, profond, souriant, léger, révoltant - in vivo - le coeur du désir et de la répulsion.

Quand la voix se tait, et que s'impose le silence, le corps règne-t-il ? Quand la parole s'absente, est-ce du langage corporel ?

Or les anges passent, et ils sont bavards.

Ils vous observent me pénétrer, ils me regardent vous interpréter. Et ils témoignent.

qu'implique le traduire par nous


La traduction n'a jamais été aisée, je l'ai pratiquée souvent au cours de mes années universitaires, avec de plus ou moins bons résultats selon la langue d'apprentissage et selon le pouvoir d'imagination que la langue étrangère imposait à mon esprit le fourvoyant magistralement. Les meilleurs cours de thème et de version m'apprenaient que la traduction inventait un nouveau texte adapté parfaitement du texte original et renouvelait à la fois le contenu, et que cela relevait de l'exercice difficile d'interpréter l'intention de discours, plus que d'en retranscrire avec exactitude vocabulaire, syntaxe et style.

Je me représentais une langue comme un système de vision du monde, toujours différent du mien, et je m'imposais la règle suivante qui était de penser que chaque langue était étrangère à elle-même au moment même où un individu natif ou étranger la parlait. Deux individus qui se parlaient dans la même langue parlaient deux langues différentes, bien qu'en apparence la langue était bien commune selon l'observation linguistique la plus rigoureuse.

La traduction était permanente, l'interprétation des intentions incessante, et d'autant plus ardues l'une et l'autre quand il s'agissait d'une langue commune. Traduire un texte de langue étrangère nécessitait un effort consenti et conscient, il s'agissait d'un sport intellectuel - échanger des propos dans sa langue maternelle avec une personne de la même langue n'en nécessitait pas moins, mais seulement l'effort était devenu de l'apprentissage un automatisme, comme les automatismes de langage, et nous nous efforçons sans nous en apercevoir le plus souvent.

Tout s'est confirmé quand le maître de conférence, celui qui avait révélé la stylistique contemporaine à la Sorbonne, avait rappelé comme l'auraient fait d'autres linguistiques à sa place dans le même hémicycle, que tout échange de propos contenait de la violence, que se taire et écouter son interlocuteur exigeait une maîtrise de soi, exigeait littéralement de se contenir, et la même tension violente était à l'oeuvre lorsque prenant la parole le locuteur tentait d'imposer son avis et ses arguments. Le mot "violence" frappa mon esprit et c'est souvent que j'y pensais lorsque j'assistais à un dialogue ou que j'y participais.

Je me demande sans bien me souvenir pourtant si ce n'est pas un écrit de Dolto qui m'a suggéré ou même révélé qu'un homme et une femme ne parlaient pas le même discours. Je sautais le pas allégrement et me déclarais que l'homme et la femme ne parlaient pas la même langue, au sens le plus pratique possible.

On définissait toujours une langue en la décomposant jusqu'à sa plus petite particule, significative ou abstraite selon qu'on déterminait un morphème ou un lexème, puis on recomposait le mot, les mots, une proposition, une phrase dont il fallait déterminer son début et sa fin, et l'on finit de la syntaxe à la grammaire pour enfin penser à ce que porte de sens la langue, ce qu'elle colporte d'intentions, ce qu'elle privilégie de l'individu ou du groupe, du rapport à l'autre et aux autres, de l'être au monde, du devenir au monde, du monde tel qu'il a été.

Étudier en littérature comme je le faisais en parallèle de la linguistique, décortiquer une oeuvre, un texte, tout cela comprenait une méthode d'analyse qui intégrait l'étude grammaticale de chaque phrase, de la sémantique à la stylistique, à laquelle je m'adonnais toujours avec un plaisir immense et la sensation physique du soulagement d'utiliser une méthode miracle pour pénétrer les textes les plus obscurs.

Cependant je me rendais bien compte que l'étude littéraire prenait le chemin inverse de penser que la linguistique, que d'un sens général, d'une vision du monde ou d'un monde, nous pénétrions au plus petit, au plus caché, au plus secret du texte, de chaque phrase, de chaque mot, de chaque particule jusqu'à la virgule ou le point minuscule, nous retournions le texte et finissions par approfondir les sens que les premières lectures avaient posés comme des jalons de compréhension intuitif, par les affiner et les dégrosser, ou bien par les contredire, et c'était souvent le cas.

Mes traductions ont été pétries de ces deux méthodes de travail, telles que je les opposais moi, telles que je les avais déterminées avec mes façons dichotomiques et hétéroclites, et c'est le monde entier, comme contaminée par une déformation de travail intellectuel personnelle, que j'interprétais selon l'une ou l'autre méthode, ou les deux à la fois sans savoir choisir vraiment, donnant sens à chaque mot prononcé, prenant parti pour chaque respiration, chaque silence, les sondant, les réfléchissant, les analysant infiniment.

Ce n'était pas seulement le monde entier que j'analysais ainsi, c'étaient surtout les hommes, et avant tout les hommes. Les hommes parlaient une langue étrangère mais familière, tout dénotait l'étrangeté, les gestes, les actes, les intentions, les mots qui parfois semblaient s'accorder aux miens féminins, et parfois s'en écartaient brutalement. Les trois années pendant lesquelles j'ai étudié la littérature et la linguistique ont été les trois années les plus activement sexuelles.

Je lisais autant que je baisais, en quelque sorte je faisais de la littérature comparée, de la traduction de comparée. J'avais soif de compréhension, soif de savoir ce qui se tramait de l'autre côté de la ligne. La traduction devait débuter dans la pluralité des textes, dans la multiplicité des expériences, puis se terminerait par un mémoire sur un auteur en particulier, un sujet précis et obsédant, le travail d'une oeuvre unique qui révélerait grâce au choix d'une passion singulière pour un auteur ou un sujet, un cheminement cohérent, une pensée originale, un parcours de labeur en attente de récompense.

C'est ainsi que je rencontrais l'homme qui ne tarda pas à devenir mon homme, et que j'arrêtais aussi brutalement mes études, un peu avant la rencontre de ma traduction la plus ardue, celle qui m'a menée à dépasser tous les automatismes de traduction que j'avais acquis en structure profonde de ma pensée, celle qui m'a poussée hors de ce que je croyais les limites de mon penser, celle qui m'a mise en danger, qui se révéla une gageure véritable et renouvelable à l'infini.

Je veux la retranscrire. La traduction de il et de lui, la traduction de nous. Car c'est ce nous qui est apparu comme un bébé dans le dos, la révélation que le plan initial ne prévoyait pas. Et dans le nous, il y avait je et il y avait moi. La subjectivité de la traductrice, je ne pouvais pas la nier, elle était évidente, elle était inéluctable.

Non seulement je m'efforçais de traduire, mais j'étais une femme qui s'efforçait de traduire, une femme en projection, une femme en devenir. J'intervenais dans le texte dans la splendeur de l'être individuel, interactif, je modifiais le cours initial, j'inventais au fur et à mesure une partie du texte au fur et à mesure que je le traduisais. La traduction devenait du sable mouvant, l'exercice le plus moralement périlleux qui m'était donné d'entreprendre, et cela aussi pour d'autres raisons que j'exposerai bientôt ici.

Le nous se créait, le nous devenait. Lui et moi s'inscrivaient dans l'histoire. J'étais sujet, objet et traducteur - dans ma langue française de femme.

Voilà une des difficultés du sujet de ce blog.

Advienne que pourra -

je nous en extension

Il m'arrive de penser que de notre amour polymorphe plus tard me restera les hypothèses en foule qui peuplent nos silences.

Notre amour prend sa place dans l'intervalle qui séparent nos bavardages, il est dans les yeux de celui qui écoute, dans les oreilles de celle qui regarde, dans nos corps qui s'interrogent, dans nos gestes et notre immobilité, quand chacun se tait, quand l'un oublie de dire, quand l'autre sourit.

Une grammaire mystérieuse guide nos mains, ryhtme nos corps, nous inscrit dans un temps parallèle, crée notre solitude.

Nos heures communes sont perfectives, imperfectives, inchoatives, nos heures communes et les heures sans nous, quand le chant du doute se poursuit en notre absence.

Il a je, il y a il, et depuis lui et moi, il y a nous. L'autocréation d'un langage. Je traduirai.